Gazou

"Tu es donc de retour.."

"Peut-être."

"Peut-être ?"

"Je ne sais pas."

"Tu as beaucoup changé."

"Où sont-ils, tous ?"

"Tous, partis, emmenés, comme toi."

"Je suis revenu."

"Pas eux. Et toi tu ne l'es que peut-être."

"Oui, c'est vrai."

"Pourquoi n'es-tu pas revenu plus tôt ?"

"Je ne pouvais pas."

"Quand on veut, on peut."

"J'avais tout oublié."

"Et moi qui pensais à toi tous les jours, à ce que tu faisais, à si tu souffrais, à si tu étais mort ou en vie.. ou entre les deux, ou ni l'un ni l'autre.."

"J'avais oublié même que j'existais."

"C'est donc vrai, ce qu'on dit ?"

"Qu'est-ce qu'on dit ?"

"Tu le sais bien.. alors, c'est vrai ?"

"Peut-être."

"Ils vous enferment donc ?"

"Oui et non."

"Oh..."

"Ils enferment, mais on ne s'en rend pas compte."

"Ah..."

"Je ne sais plus rien. Pas même ce que je fais ici."

"M'aider à cultiver le champ et retaper la maison, maintenant que je suis seul et que je ne peux plus rien faire ?"

"Est-ce donc mon rôle, d'après vous ?"

"C'est le rôle d'un fils envers son père."

"Père..."

"Ta voix aussi a changé."

"Vraiment ?"

"Pas seulement parce que c'est celle d'un homme maintenant.."

"Vos yeux..."

"... mais surtout parce que je ne sens rien à travers tes mots."

"Vous êtes aveugle ?"

"Presque."

"Comment pouvez-vous être sûr que je suis bien votre fils, alors ?"

"Qui d'autre viendrait ici à part toi ?"

"Un voyageur."

"C'est la meilleure. Les voyageurs n'existent plus depuis des décennies. Il n'y a plus de voyageurs. Seulement des exilés à la traîne, et leurs souvenirs qui restent."

"Ces souvenirs parlent-ils ?"

"Si tu en es un, tu es le premier à me parler."

"J'ai besoin de savoir à quoi ressemblais-je autrefois."

"Tu étais comme tous les autres."

"C'est impossible."

"Tous les êtres se ressemblent dans ce qu'ils veulent tous être uniques. Tu n'avais rien de plus, rien de moins."

"Et vous, vous croyez-vous unique ?"

"Voilà une bonne question."

"Eh bien ?"

"Je suis un être comme les autres."

"Donc vous vous croyez unique."

"Que cherches-tu ?"

"La raison pour laquelle vous êtes le seul à n'être pas parti. Nous y sommes tous allés. Tous."

"Il fallait bien que quelqu'un reste cultiver le passé."

"Le passé vous a retenu ?"

"Et mon orgueil. Cette ancre m'a retenu ici."

"Pourtant, c'est ce même orgueil qui nous a fait partir."

"Ce n'était dans votre cas qu'un orgueil d'enfant qui a toute la vie et tous les rêves devant lui. Un coup de vent suffit à l'emmener, à le faire virer de bord, à le réduire en poussière. Le mien est plus profond. J'ai vécu ce que je devais vivre, et à mon stade, l'orgueil réside dans la volonté de s'accrocher aux racines du passé. Vous tous, vous n'avez pas et n'aurez jamais de racines. Tu es revenu, mais tu es encore là-bas, tu ne veux pas en partir."

"Vous êtes donc resté par orgueil, pour le passé. Et nous sommes partis par orgueil, pour le futur."

"Quelle était la meilleure voie, selon toi ?"

"Aucune des deux. Rien de tout cela n'aurait dû arriver, en fait. Il ne reste plus que nous deux sur ces terres arides..."

"Parle-moi des autres.."

"Ils restent plongés dans leurs rêves, et ce magma de couleurs et de sons..."

"Avaient-ils l'air heureux ?"

"On ne prenait pas le temps de se regarder."

"Evidemment. Je vous comprends. Que ne ferais-je pas pour voir à nouveau ne serait-ce qu'une couleur, sentir une odeur, ou entendre une chanson ? Tout était libre, avant... même si je commence à douter de ce passé lointain.."

"..."

"J'ai hérité des souvenirs immémoriaux, du monde entier, depuis que les hommes existent.. c'est à peine si je sais encore distinguer quels sont les miens.."

"Nous avions les rêves, vous aviez nos souvenirs et regrets.."

"Et avec le temps, ils deviennent plus vivaces.."

"Avec le temps ?"

"Tu ne sais plus non plus ce qu'est le temps ? Je vois.. les dégâts ne sont pas moindres.."

"Apprenez-moi..."

"Tu ne le regretteras pas ?"

"Si je parviens à regretter, c'est que vous aurez réussi à refaire de moi un être complet.."

"Rien ne saurait me rendre plus heureux..."